
Transfert de siège social hors UE : impossible d’échapper à une liquidation judiciaire en France
Contexte juridique et portée de l’arrêt
Par un arrêt du 5 novembre 2025 (n° 24-13298), la chambre commerciale de la Cour de cassation vient de donner un coup d’arrêt à une pratique qui pourrait se développer : le transfert de siège social vers un État non-membre de l’Union européenne dans le but d’échapper à l’ouverture d’une procédure collective en France.
La Cour affirme deux principes essentiels :
1. Le transfert de siège vers un État hors UE ne fait pas disparaître la personnalité morale de la société française.
2. Les juridictions françaises restent compétentes pendant six mois pour ouvrir une liquidation judiciaire, malgré le transfert.
Cette décision intéresse toutes les sociétés confrontées à des difficultés et qui pourraient être tentées par une “fuite” vers l’étranger, notamment vers le Royaume-Uni post-Brexit.
Les faits : un transfert de siège pour échapper au Trésor Public
Une société par actions simplifiée (SAS) immatriculée en France fait face à des difficultés financières. Son commissaire aux comptes déclenche une procédure d’alerte. Face à la menace d’une procédure collective, l’assemblée générale vote, le 14 avril 2023, le transfert du siège social au Royaume-Uni.
Le calendrier est révélateur :
• 17 avril 2023 : immatriculation de la société au Royaume-Uni
• 27 avril 2023 : publication du transfert dans un journal d’annonces légales britannique
• 9 juin 2023 : le juge français autorise la radiation du RCS “sans liquidation” en raison du transfert
• 11 juillet 2023 : le Trésor Public assigne la société en liquidation judiciaire devant le tribunal de commerce de Paris
Le tribunal ouvre la liquidation judiciaire. La société conteste cette décision en faisant valoir qu’elle a son siège au Royaume-Uni et que les juridictions françaises ne sont plus compétentes.
La solution de la Cour de cassation : le maintien de la personnalité morale
Face aux arguments de la société (qui soutenait simultanément avoir “disparu” en tant que société française tout en pouvant exercer les droits de cette société disparue), la Cour de cassation pose un principe clair.
Elle affirme qu’il ne résulte pas de l’article 1844-7 du Code civil que le transfert du siège social d’une société immatriculée en France vers un État non-membre de l’UE emporte :
• La disparition de plein droit de la société française ;
• Son remplacement par une société étrangère distincte ;
• Une transmission universelle de patrimoine de la société française vers la société étrangère.
En d’autres termes : la personnalité morale de la société est maintenue, même en l’absence de législation du pays d’accueil sur ce point et même en l’absence de convention internationale entre la France et ce pays.
La société reste donc la même personne morale, qui a simplement changé de forme sociale (de SAS française à Limited company anglaise) et conservé son patrimoine.
Le vrai fondement de la compétence : la règle des six mois
Si l’affirmation du maintien de la personnalité morale est importante sur le plan des principes, elle ne suffit pas, en réalité, à fonder la compétence des juridictions françaises.
Le véritable fondement juridique se trouve dans l’article R. 600-1, alinéa 2, du Code de commerce, que la Cour de cassation ne cite pas expressément mais qui seul permet de justifier sa décision :
« En cas de changement de siège de la personne morale dans les six mois ayant précédé la saisine du tribunal, le tribunal dans le ressort duquel se trouvait le siège initial demeure seul compétent. »
En l’espèce, le transfert de siège a été voté le 14 avril 2023, l’immatriculation en Angleterre est intervenue le 17 avril 2023, et la liquidation judiciaire a été ouverte le 11 juillet 2023, soit moins de trois mois après le transfert. Les juridictions françaises étaient donc pleinement compétentes.
Portée et implications pratiques
Un verrou anti-fraude efficace
Cette règle des six mois constitue un verrou anti-fraude essentiel. Elle empêche qu’une société en difficulté puisse échapper à ses créanciers par un simple transfert de siège à l’étranger quelques jours ou semaines avant l’ouverture d’une procédure collective.
Le délai de six mois court à compter de l’inscription modificative au RCS du siège initial, c’est-à-dire au jour de la radiation en France.
Application au Royaume-Uni post-Brexit
Depuis le 1er janvier 2021, le Royaume-Uni a quitté l’Union européenne. Les règles harmonisées sur les transferts de siège transfrontaliers (directive 2019/2121 transposée en 2023) ne s’y appliquent pas.
Le transfert de siège de France vers le Royaume-Uni est donc dépourvu de régime juridique européen. Cet arrêt vient combler ce vide en affirmant que le droit français maintient la personnalité morale et la compétence des juridictions françaises pendant six mois.
Extension à tous les États hors UE
Cette solution s’applique à tout transfert de siège vers un État non-membre de l’UE, qu’il s’agisse du Royaume-Uni, de la Suisse, des États-Unis, ou de tout autre pays.
Elle s’applique même en l’absence de :
• Convention internationale entre la France et le pays d’accueil ;
• Législation du pays d’accueil prévoyant le maintien de la personnalité morale1§7.
Distinction avec les transferts intra-UE
Attention : lorsque le transfert de siège s’effectue vers un autre État membre de l’UE, les règles sont différentes. La compétence juridictionnelle est alors déterminée par le règlement européen n° 2015/848 du 20 mai 2015 sur les procédures d’insolvabilité, et non par l’article R. 600-1 du Code de commerce.
Points de vigilance
1. Pour les sociétés en difficulté : Un transfert de siège à l’étranger ne vous permettra pas d’échapper à une procédure collective en France si celle-ci est ouverte dans les six mois suivant le transfert. Cette tentative peut même être analysée comme une fraude aggravant votre situation.
2. Pour les créanciers : Si vous constatez qu’un débiteur a récemment transféré son siège à l’étranger, vous disposez d’un délai de six mois à compter de la radiation du RCS pour demander l’ouverture d’une procédure collective devant les juridictions françaises.
3. Pour les dirigeants : Le transfert de siège est une opération structurante qui ne doit pas être utilisée comme un moyen de fuite. Les conséquences peuvent être graves en termes de responsabilité personnelle.
4. Formalisme à respect: Pour les sociétés anonymes (et certaines SAS), le transfert de siège vers un État hors UE nécessite une décision d’assemblée générale extraordinaire et, selon l’article L. 225-97 du Code de commerce, l’existence d’une convention internationale avec le pays d’accueil.
Pour toute question, n’hésitez pas à nous contacter.
Le cabinet LACOME D’ESTALENX MARQUIS intervient dans les domaines du droit des sociétés (corporate), des fusions-acquisitions et des opérations assimilées (opérations de haut de bilan notamment) ainsi qu’en contentieux des affaires. Nous conseillons des personnes physiques (chefs d’entreprises, cadres dirigeants, investisseurs, actionnaires …) et des entreprises françaises et étrangères, dans l’ensemble de leurs procédures précontentieuses et contentieuses ainsi que leurs procédures de voies d’exécution.
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